Friday, 19 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘Pour être lu, un journal doit être… lisible. C´est une réclamation fréquente dans le courrier des lecteurs du Monde. Mais que recouvre exactement le mot ‘lisibilité’? Une étude intéressante vient de lui être consacrée par le Comité national pour le développement de l´information (CNDI), qui réunit entre autres la Fédération nationale de la presse française (FNPF) et les principales écoles de journalisme (cndi@online. fr).

Il existe quatre niveaux de lisibilité, nous expliquent les auteurs de l´étude. Le premier, le plus évident, est de nature typographique : c´est la facilité à reconnaître les caractères. J´ai reçu à ce propos un appel au secours d´un abonné parisien, Jean-François Kesler : ‘Savez-vous que beaucoup de vos fidèles lecteurs sont obligés, la mort dans l´âme, de renoncer à la lecture du Monde, en raison des caractères de votre quotidien, petits et serrés ? Pour en être convaincu, il vous suffit de consulter des ophtalmologues.’

Sans attendre l´avis de la faculté, M. Kesler nous donne le choix entre deux solutions : ‘publier une seconde édition en gros caractères’ ou ‘demander à vos rédacteurs d´être plus concis, ce qui permettrait d´utiliser des caractères moins petits’.

La première solution me paraît difficilement réalisable. J´applaudis des deux mains, en revanche, à la concision, mais pas nécessairement dans le but de grossir les caractères. Ceux-ci, rappelons-le, ont été modifiés en janvier 1995 lors du changement de maquette. Le vieux Times, commun à de nombreux journaux, a été remplacé par une gamme spécialement conçue pour Le Monde : des caractères aux pleins et déliés atténués, sans empattement, à l’œil’ agrandi, plus lumineux et plus noir.

La lisibilité peut toujours être améliorée, mais elle ne se limite pas à la typographie. Le deuxième niveau, analysé par l´étude du CNDI, est celui du traitement des mots et de leur organisation : ‘la lisibilité lexico-syntaxique’. Il rejoint le troisième niveau, qui est celui de l´interprétation : pouvoir comprendre ce qu´a voulu dire le journaliste sans être obligé de relire ses phrases.

Un lecteur de Rennes, Jean-René Nerzic, a buté sur ces mots dans un chapeau de première page consacré à la mort du philosophe Jacques Derrida : (…) le penseur de la ‘déconstruction’ a mobilisé la puissance subversive de la psychanalyse, de la littérature ou encore des arts plastiques afin de réinterroger la tradition métaphysique occidentale en ses concepts fondateurs’. Il est vrai que Jacques Derrida lui-même n´a jamais fait dans la facilité, mais ce n´était pas une raison pour obscurcir davantage son propos…

Un lecteur de La Pommeraye (Maine-et-Loire), Jean-Louis Malandain, me demandait il y a quelques semaines : ‘Auriez-vous l´obligeance de lire cette phrase et de me dire si elle vous paraît claire (Le Monde du 15 octobre) : Ce lecteur était tombé dans le même numéro (Le Monde des Livres du 15 octobre’Une politique d´abandon va enfin à l´encontre de celle-là même des petits pays d´Europe qui, au lieu de donner un mauvais exemple offert à la tentation de ceux qui voudraient l´imiter, jouent la carte du plurilinguisme.’) sur une autre phrase, encore plus parlante : ‘Rauch reste fidèle à son approche impressionniste qui mêle temps forts (la ‘grande peur des femmes’ qui suit leur intrusion, dès la Grande Guerre, dans des sphères qui leur étaient fermées, et que la révolution des mœurs, au terme du conflit, rend presque panique pour certains, ‘l´ordre viril’, douteusement promu à l´ère du fascisme, ou ‘l´école de la mixité’) et analyses d´une masculinité bouleversée dans ses représentations physiques et mentales quand, après la correction du ‘suffrage universel’, ni le passage sous les drapeaux, les prérogatives du chef de famille ou la transmission du patronyme ne garantissent l´identité sexuée.’

Un lecteur d´Aix-en-Provence, Jean-Claude Maroselli, souhaite que ‘dans la nouvelle formule du Monde en préparation, un peu plus de temps soit consacré à la relecture, pas seulement pour les fautes d´orthographe ou de syntaxe, mais aussi pour plus de clarté. Il faudrait s´assurer, ajoute-t-il, que tous les textes ont été compris par ceux qui les ont écrits’.

Il fut un temps où, pour se couler dans un supposé ‘style Monde’, des rédacteurs fraîchement embauchés se croyaient obligés d´écrire de manière tarabiscotée. Aujourd´hui, la charte rédactionnelle affirme noir sur blanc le contraire : ‘L´écriture du Monde a pour vocation de transmettre clairement des informations. Les principaux obstacles à cette ambition sont l´ambiguïté dans la formulation et le style contourné.’

Mais la lisibilité ne se réduit pas à la forme. ‘Je trouve, écrit Roger Cleyet-Merle (courriel), que Le Monde est devenu, à la fois, politiquement ambigu, trop ‘intellectuel’, hermétique et ennuyeux, qu´il est presque totalement dépourvu d´humour, bref, de plus en plus rarement intéressant à mes yeux.’ Trop d´articles, selon ce lecteur, ‘paraissent réservés à une élite ou à une caste supérieure de cérébraux totalement affranchis des servitudes de l´émotion des humbles’.

Jamais, pourtant, le journal n´a compté autant d´articles consacrés aux loisirs, à la consommation, à la mode, au cinéma, aux sports… Ce sont souvent les mêmes lecteurs qui reprochent au Monde son côté ‘people’ et qui l´accusent d´hermétisme, de snobisme ou d´abstraction.

Une explication se trouve peut-être dans le quatrième niveau de lisibilité, analysé par l´étude du CNDI : celui de ‘la figuration’. C´est ce qui permet de comprendre réellement un texte, de ‘le voir dans sa tête’ et, surtout, de s´y intéresser. ‘Il ne sert à rien d´écrire des articles s´ils ne sont pas clairs, mais il ne sert à rien d´écrire des articles clairs s´ils ne sont pas intéressants.’ Aux six questions traditionnelles auxquelles un article informatif doit répondre d´emblée (qui ? quoi ? quand ? où ? pourquoi ? comment ?) il manque quelque chose : ‘Et alors ? En quoi est-ce intéressant ?’

Si l´on ne fournit pas de réponse à cette question capitale, répondre aux autres ne sert à rien, remarquent les auteurs de l´étude. Seul un événement spectaculaire retiendra naturellement l´attention ; un article de football, par exemple, n´attirera qu´un lecteur passionné de football. Mais pour intéresser les autres, susciter un désir de connaître (‘vouloir savoir’), il faut renouveler des techniques journalistiques qui sont inadaptées au nouveau contexte de l´information. ‘La difficulté n´est plus d´écrire pour son lecteur, mais pour son non-lecteur, qui n´a pas de raisons de s´intéresser spontanément au sujet traité.’

L´avenir de la presse écrite se joue peut-être à ce niveau. Alors que la quantité d´informations se multiplie, la capacité d´attention du public ne change guère, et elle a tendance à se concentrer sur des sujets de plus en plus spécifiques. On assiste à ‘une crise de l´attention’, expliquent les auteurs. Il ne faut pas s´étonner que le public le plus ‘fragile’ – lecteurs jeunes ou occasionnels – se détourne de la presse. Pour ne plus être des machines à perdre des lecteurs, les journaux ‘ont désespérément besoin d´attention’.

‘Vouloir savoir’me rappelle un slogan publicitaire utilisé par Le Mondeil y a une quinzaine d´années. Un slogan particulièrement bien choisi, qui invitait les lecteurs potentiels à s´informer et à s´instruire de manière agréable, et même passionnante. Ce slogan, qui reste valable mais oblige les journalistes à l´avoir toujours à l´esprit, tient en quatre mots : ‘le plaisir de savoir’.