Friday, 03 de May de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1286

Robert Solé

‘S’il a pu passer naguère pour ‘un quotidien de gauche’ ou ‘de centre gauche’, Le Monde a toujours compté des lecteurs qui ne partageaient pas ses positions. C’est plus vrai que jamais, comme en témoigne la grande diversité du courrier reçu à propos du contrat première embauche (CPE).


Les éditorialistes du Monde eux-mêmes abordent les questions économiques avec des regards différents. Ce journal à plusieurs voix ne semble pas déplaire aux lecteurs, mais ils réclament, à l’instar de Jean Rougon (Marseille), que l’on sépare clairement les informations des commentaires. Cela suppose de bien distinguer les différents types d’articles et, d’abord, d’informer complètement sur ce que l’on prétend commenter.


‘Décidément, comme journal de droite, je préfère Le Figaro’, écrit un universitaire de Toulouse, Bernard Gensane, à propos de la dernière chronique d’Eric Le Boucher (Le Monde daté 19-20 mars). ‘Excellent article’, estime en revanche Michel Drouet (courriel), qui salue ‘un nouveau cours éditorial’ et regrette que le journal ait ‘trop longtemps défendu les bénéficiaires du système (fonctionnaires, retraités, salariés bien installés…) pour s’opposer à toute réforme’.


L’éditorial du 21 mars (‘Attention danger !’), qui demandait ‘l’annulation ou la suspension de la réforme’, a provoqué des réactions exactement inverses. ‘Sommaire et partisan’, écrit Dominique Brun de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) : ‘Une loi a été votée par l’Assemblée nationale et le Sénat. En démocratie, la loi s’applique. Suffirait-il de rameuter des manifestants en nombre pour qu’une loi soit annulée ? Par ailleurs, vous vous insurgez de l’entêtement du premier ministre, mais vous ne dites rien de l’entêtement parfaitement symétrique des opposants au CPE, dont vous rejoignez la revendication.’


Contrairement aux débats sur l’Europe, les banlieues ou les caricatures de Mahomet, les opinions ne sont pas toujours tranchées. Beaucoup de lecteurs ne semblent pas avoir d’idée arrêtée sur le CPE : leurs commentaires portent plutôt sur la méthode de M. de Villepin, ou alors, de façon plus générale, sur le malaise des jeunes et le sentiment de précarité.


Plusieurs étudiants nous ont écrit. Les uns, comme Jenny Cotteau (courriel), pour s’étonner que Le Monde ne s’émeuve pas davantage du blocage des établissements, ‘alors qu’on est en train de gâcher l’année universitaire de dizaines de milliers d’étudiants’. D’autres, comme Delphine Brochard (Paris-I), pour contester une chronique de Dominique Dhombres, qui opposait le silence des jeunes de banlieues à l’agitation des étudiants des beaux quartiers : ‘De grâce, écrit-elle à celui qui est chargé de scruter le petit écran, cessez de regarder le monde à travers la télévision, et venez nous rendre visite en voisin, notre université n’est qu’à quelques pas de votre rédaction…’


Mais l’essentiel du courrier est signé de lecteurs moins jeunes, qui s’inquiètent ou ironisent. Ainsi, Patrick Fillion, de Neuilly-sur-Seine, s’interroge sur le désir de sécurité et de stabilité d’une génération zappeuse : ‘Il est paradoxal que notre belle jeunesse combatte le CPE, alors qu’elle répugne au CDI conjugal. Elle refuse d’épouser parce qu’elle n’est pas sûre d’éprouver les mêmes sentiments au-delà de deux ans et qu’il est coûteux et compliqué de divorcer. Les employeurs refusent d’embaucher parce qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir assurer du travail au-delà de deux ans et qu’il est coûteux et compliqué de licencier. Et si, pour une fois, nos adolescents mettaient leurs exigences en accord avec leurs actes ?’


La mauvaise conscience domine cependant chez les papy-boomers. ‘J’étais étudiant en 1968, écrit Michel Joubert (courriel). Nos retraites enviables : c’est les jeunes qui vont les payer. Nos futurs soins médicaux qui vont durer plus longtemps qu’avant : c’est les jeunes qui vont les payer. Nos avantages sociaux, obtenus par la dette : c’est les jeunes qui vont les rembourser. Nos avantages professionnels : c’est les jeunes qui les payent par le chômage et la précarité. Autrefois, pour obtenir ces avantages, les salariés devaient se mettre en grève et perdre de l’argent. Maintenant, pour conserver nos avantages(qu’ils paieront) , il suffit d’envoyer les étudiants et lycéens manifester, au détriment de leurs études. Et ces bonnes poires marchent ! Nous sommes vraiment très forts !’


Didier Defert (Paris), ancien dirigeant d’entreprise, constate : ‘Les enfants sont dans la rue, ils expriment une profonde inquiétude née de l’incertitude face à l’avenir. Ils sont anxieux. Nous le sommes aussi ! Ils sont le produit de nos entrailles, mais également celui de nos peurs, de notre mal-être. Ils ne nous admirent pas, ils nous plaignent, nous méprisent. Et, après les guerres physiques, au coeur de la guerre économique, ils préparent la guerre des générations, au cours de laquelle ils refuseront de payer pour nous.’


Fonctionnaire sexagénaire, Guy Hébert (Montpellier) s’adresse aux jeunes sous forme de mea culpa : ‘Ces vingt dernières années, nous avons amélioré nos conditions de travail et nos salaires. Nous avons aussi signé des chèques en blanc sur votre avenir en endettant notre pays. Egoïstement, nous avons défendu nos statuts sans rien faire pour vous. Nous n’avons pas été capables de vous donner du travail à un âge où vous avez une énergie et une créativité à revendre. Aujourd’hui, nous vous encourageons à refuser le CPE par peur de l’avenir alors que nous devrions vous dire : ‘Retroussez-vous les manches. Montrez votre dynamisme. Prenez votre place sur le marché du travail, même sans CDI.’ Nous avons oublié aussi de vous transmettre le sens de l’intérêt général et l’esprit d’entreprise.’


Un abonné de La Madeleine (Nord), Philippe Leroy, nous suggère de publier une édition spéciale du Monde, avec toutes les contributions reçues sur le CPE. ‘Cela, dit-il, donnerait l’occasion aux lecteurs de se rencontrer, de se lire mutuellement, de mieux se connaître dans leur diversité.’ A défaut d’un cahier entier, on trouvera ci-dessous quelques textes. Ce qui n’interdira pas d’en publier d’autres, par la suite, dans les pages Débats ou le Courrier des lecteurs. Sachant qu’à tout moment, un autre sujet peut surgir, dominer l’actualité et éclipser le précédent.


Comme il paraît loin, déjà, le débat sur la Constitution européenne ! Même les caricatures de Mahomet semblent oubliées. Il est vrai que cette controverse planétaire date facilement de cinq semaines… Le temps s’accélère. La machine médiatique, de plus en plus gourmande, consomme et rejette. Mais ces débats non résolus ont-ils vraiment disparu de la mémoire collective ? Ils s’additionnent plus qu’ils ne s’annulent. Et, tout doucement, le climat s’alourdit…’