Friday, 03 de May de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1286

Robert Solé

LE MONDE

"Vu de Nairobi", copyright Le Monde, 12/5/02

"Persuadés que Le Monde n’aime pas Israël, l’accusant même de nourrir indirectement l’antisémitisme, des lecteurs ne manquent aucune occasion de l’épingler. Ils le font individuellement, sur le coup d’une émotion, ou alors de manière organisée, en se donnant le mot pour assaillir le journal de messages.

Une pluie de lettres et de courriels s’était ainsi abattue sur Le Monde en mars, après un article intitulé : ?Un réseau d’espionnage israélien démantelé aux Etats-Unis.? Le journal citait un rapport interne remis au ministère américain de la justice, mais l’existence de ce réseau devait être aussitôt démentie par le FBI. La mise au point et les explications du Monde, quelques jours plus tard, ont été jugées inacceptables par la plupart des protestataires.

Il arrive qu’un simple mot fasse des vagues. Après l’attentat contre la synagogue de Djerba, pourquoi avoir parlé de ?la colonie juive? de cette ville ? ?Les juifs de France sont-ils aussi considérés comme une ?colonie? par votre quotidien ??, demande Jacques Nefussi (courriel). ?C’est incroyable comme les dogmes antisionistes pourrissent la pensée. Les juifs sont arrivés en Tunisie vers le VIe siècle avant J.-C., c’est-à-dire mille deux cents ans avant la colonisation arabe du Maghreb berbère?, écrit Denis Cohen-Tannoudji (courriel). ?Vos journalistes sont-ils à ce point imprégnés du conflit proche-oriental qu’ils ne peuvent plus employer d’autres mots que ?colonie? pour qualifier une communauté juive aussi ancienne soit-elle ??, demande un internaute israélien, qui signe ?Daniel, de la colonie juive de Tel-Aviv?.

Tempête dans un verre d’eau ? Même si le mot ?communauté? apparaît plus moderne et plus adapté aux juifs de Djerba, cela fait des siècles qu’en Tunisie, en Egypte et dans bien d’autres pays de l’ancien empire ottoman l’on parle de ?colonies? juive, arménienne, syrienne, grecque… sans que cela ait la moindre connotation coloniale. Il est vrai que l’installation des colons israéliens en Cisjordanie et à Gaza a donné au mot un tout autre sens.

Plus sérieusement, Le Monde du 3 mai a été pris à partie pour avoir reproduit dans sa page Kiosque un dessin paru dans un journal kényan, le Daily Nation. Deux champs de ruines y étaient représentés côte à côte, l’un portant la mention ?Varsovie 1943?, l’autre ?Jénine aujourd’hui?, avec cette légende : ?L’histoire a une curieuse façon de se répéter.?

Béatrice Bakhouche (Montpellier) s’étonne et s’indigne : ?Qu’y a-t-il de comparable entre Jénine et Varsovie ? Cette ultime insulte à la mémoire de la Shoah est, de plus, une contre-vérité flagrante. Jénine a été le théâtre de durs combats entre hommes armés. Dans le ghetto de Varsovie était parquée toute une population civile vouée à une extermination systématique et planifiée. Vous êtes complice de cette falsification de l’Histoire.?

Michèle Doubior (courriel) dénonce ?ce crime de désinformation? en rappelant que 300 000 juifs du ghetto de Varsovie ont été déportés dans des camps d’extermination, que 100 000 autres sont morts de faim ou d’épidémie et que la révolte des 60 000 survivants a été écrasée dans le sang en mai 1943.

Pierre Issard, de Louveciennes (Yvelines), se dit ?atterré? par le rapprochement entre les deux événements, ?qu’un abîme sépare?. Il ajoute : ?Mon propos ne vise pas à justifier l’intervention israélienne en Cisjordanie (sur laquelle il y aurait beaucoup à dire) mais à vous faire prendre conscience qu’en publiant un tel dessin, fort convaincant sur le plan graphique, vous confortez ceux qui assimilent les Israéliens aux SS et, par la suite, les juifs aux nazis.?

Le docteur Jean-Marc Israël, de Mulhouse, écrit pour sa part : ?Avez-vous entendu Sharon, que je considère comme un extrémiste dangereux, parler de l’élimination physique de tous les Palestiniens pour épurer racialement une zone géographique ? Ne vous rendez-vous pas compte que cette caricature fait plus que frôler, par la banalisation qu’elle implique, le négationnisme et surtout le révisionnisme et, comme telle, tombe sous le coup de la loi ??

Soulignons d’abord que ce dessin, tiré d’un journal étranger, faisait partie de la revue de presse quotidienne, qui n’exprime pas l’opinion du Monde mais celle des organes cités. Dans le cas présent, il s’agissait du plus grand journal kenyan et de son dessinateur attitré, Cardo.

Il pouvait être intéressant de montrer comment la situation au Proche-Orient est vue à des milliers de kilomètres de là, en Afrique noire. Etant entendu qu’un dessin de presse est généralement excessif et souvent schématique.

Ajoutons que Le Monde n’a pas cherché à grossir les événements de Jénine. Dans un éditorial du 29 avril, il opposait – ?sans diminuer en rien les souffrances de la population palestinienne et sans atténuer en rien la condamnation de la politique d’Ariel Sharon? – le nombre de victimes (?sans doute de 50 à 80 morts?) à ?l’anéantissement total (plusieurs milliers de tués) de la capitale tchétchène, Grozny?. Dans son éditorial du 4 mai, tout en évoquant au conditionnel de possibles ?crimes de guerre?, il affirmait : ?Rien ne permet de penser que l’armée israélienne a perpétré des massacres à Jénine.?

Est-ce à dire que le dessin de Cardo méritait un tel honneur ? Une revue de presse est toujours une sélection : il est rare que l’on cite les commentaires les plus stupides des confrères. Par ailleurs, un dessin n’a pas le même impact qu’un texte, le publier peut laisser croire qu’on lui trouve une certaine pertinence. Le dessin incriminé, pris dans un journal de Nairobi, sans même une légende explicative, pouvait passer pour de la provocation. On ne joue pas avec ces choses-là et il y a d’autres manières, moins absurdes, de défendre les Palestiniens… Bref, ce dessin n’avait pas sa place dans Le Monde."