Monday, 06 de May de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1286

Robert Solé

LE MONDE

"Travaux d?entretiens", copyright Le Monde, 19/5/02

"Un lecteur de Toulouse, André Jonis, a buté sur cette phrase dans Le Monde du 14 mai: ?Nous publions ci-dessous un entretien avec Dominique Voynet, dont elle a lu et approuvé la teneur.? Que signifie cette précision?, demande-t-il. A quoi rime une telle précaution? ?Est-ce à dire que les autres interviewés ne relisent pas et n?approuvent pas leurs propos recueillis? J?ai cherché dans l?interview de Dominique Voynet des propos sulfureux qui auraient justifié ce traitement particulier, mais non, rien de bien extraordinaire. Mystère.?

Il s?agit en effet d?une innovation, apparue pour la première fois dans Le Monde du 2 mars, pendant la campagne présidentielle. On y apprenait que Lionel Jospin avait ?relu et amendé la transcription?de son entretien avec trois journalistes. C?est une manière de rendre l?information plus transparente, explique le directeur de la rédaction: le lecteur sait ainsi que l?interviewé endosse exactement ce qu?on lui fait dire et qu?il a pu modifier certains des propos qui lui étaient attribués.

Cette nouvelle règle n?est encore appliquée que dans les pages ?France?, et pas de manière systématique. Le numéro du 14 mai, par exemple, comprenait, outre l?interview de Dominique Voynet, un entretien avec Jacques Delors: il n?y était pas précisé que l?ancien président de la Commission européenne avait soigneusement relu ses propos. Ce même numéro comptait aussi une interview de Jean-Guy Talamoni, sans mention, alors que le porte-parole de Corsica Nazione s?était fait relire au téléphone les passages les plus délicats de sa conversation avec la journaliste du Monde et avait demandé de légères modifications: dans sa bouche, il ne pouvait être question de ?la République?, mais de ?la République française?…

Comment reproduire le mieux possible les propos d?un interviewé? La question ne se pose guère à la radio ni à la télévision, où les mots prononcés sont diffusés tels quels à l?antenne. C?est en revanche un casse-tête pour la presse écrite, obligée de retranscrire sur le papier une conversation orale. De manière partielle d?ailleurs (le journaliste coupe une réponse jugée trop longue, redondante ou inutile) et forcément imparfaite (impossible de traduire une émotion de l?interlocuteur, une hésitation dans sa voix…).

N?est-il pas logique, de ce fait, que l?interviewé donne un accord préalable au texte écrit? Le journaliste y trouve lui-même une sécurité, sinon une facilité: on rédige l?interview librement, et il sera toujours temps de l?ajuster avec l?intéressé. Encore faut-il que celui-ci ne récrive pas entièrement ses réponses. Certains sont même tentés de refaire les questions…

Des hommes politiques poussent parfois le bouchon assez loin. Pour se faire interviewer, ils commencent par allécher le journal en promettant des déclarations fracassantes. L?entretien se révélera beaucoup plus banal que prévu. L?interviewé passera ensuite une journée entière à travailler sur la transcription avec ses collaborateurs, améliorant ses expressions, gommant ou rabotant les phrases qu?il estime gênantes. Le Monde pourrait refuser de publier une interview aussi aseptisée et transformée, mais l?intéressé s?arrange pour rendre le texte amendé au dernier moment, alors que la maquette n?est plus modifiable. Il propose même un titre…

Certains ne demandent rien, faisant confiance à l?intervieweur. Ainsi, Noël Mamère n?avait pas exigé de relire son entretien avec Béatrice Gurrey (Le Monde du 15 octobre 2001) dans lequel il déclarait ?irrévocable? sa décision de ne pas se présenter à l?élection présidentielle. Bien qu?ayant été conduit à dire le contraire vingt-quatre heures plus tard, le candidat des Verts n?a démenti à aucun moment l?interview publiée, ni sur le fond ni sur la forme.

Selon la nouvelle règle introduite dans les pages ?France?, Le Monde publierait donc trois sortes d?entretiens: ceux qui ne portent pas de mention, parce qu?ils n?ont pas été relus ; ceux qui portent la mention ?lu et approuvé? ; et ceux qui portent la mention ?lu et amendé?. L?apparition de ces indications pourrait avoir des effets opposés: inciter des interviewés, qui n?y auraient pas pensé, à exiger une relecture ; ou, au contraire, dissuader certains de relire pour apparaître beaux joueurs ou laisser au journal la responsabilité de la transcription.

Les mentions ?lu et approuvé? ou ?lu et amendé? n?éclairent le lecteur qu?à moitié: ?amendé? dans quelles limites? ?Amendé? par rapport à quoi? Même si la règle est appliquée à l?ensemble des entretiens du journal, le problème ne sera pas résolu pour autant: à longueur d?année, des propos susceptibles de faire du bruit sont cités entre guillemets dans des articles qui ne sont pas des interviews. Précisera-t-on, chaque fois, que la personne a donné son accord?

Le Monde n?a sans doute pas fini de s?interroger sur la meilleure manière de réaliser et de présenter les entretiens. Ceux-ci ne sont pas tous de même nature. Un chanteur qui commente son prochain spectacle ou un spécialiste répondant à trois questions techniques ne sont pas comme un ministre nouvellement nommé qui, dans un entretien-fleuve, expose son programme avec mille nuances, sachant que chacune de ses phrases sera disséquée par les syndicats.

Essayons au moins de proposer quelques repères:

1) Une interview doit toujours apporter du neuf: permettre de révéler ou de mieux comprendre quelqu?un ; mettre au jour des informations ou des réflexions originales, inédites.

2) Il ne suffit pas de dire que les questions appartiennent au journaliste et les réponses à l?interviewé. Le premier doit être maître du jeu: c?est lui qui conduit l?entretien et en fixe les thèmes. Une interview ne saurait être un communiqué de presse parsemé de questions.

3) Dans ce type d?exercice, le journaliste ?a un statut de contradicteur-accoucheur?, comme le précise Le Style du Monde. Il doit pousser l?interlocuteur aussi loin que possible, sans chercher pour autant à le piéger: l?objectif n?est pas de lui arracher une phrase, aussitôt regrettée par l?intéressé, et sur laquelle il ne pourrait pas revenir, comme cela arrive en direct, sur les ondes.

Finalement, par quelque bout que l?on prenne le problème, on revient toujours au même constat: c?est la qualité du travail journalistique (pendant l?entretien puis lors de sa mise en forme) qui est déterminante. Relue ou non, une bonne interview ? vivante et instructive ? est rarement contestée, par l?interviewé comme par le lecteur."