Saturday, 27 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

LE MONDE

"Pour se faire une opinion", copyright Le Monde, 18/1/04

"Sarkozy par-ci, Sarkozy par là… Le ministre de l?intérieur, soupçonné de vouloir être calife à la place du calife, n?en finit pas de retrousser ses manches et de lancer des petites phrases. On l?a entendu, entre autres, réclamer des sanctions minimales ? les fameuses peines-planchers ? pour les délinquants multirécidivistes. Cette déclaration, qui a suscité les réserves du ministère de la justice et les critiques de divers magistrats, a fait l?objet de plusieurs articles ainsi que d?un éditorial très sévère dans Le Monde du 10 janvier.

?J?ai beaucoup apprécié votre enquête sur ce projet invraisemblable?, écrit Norbert Olszak, professeur à l?université Robert-Schuman de Strasbourg, qui tient cependant à corriger un détail : ?Vous faites bien d?évoquer la terrible-relégation d?autrefois, mais vous notez qu?elle a été supprimée au XIXe siècle, ce qui est loin d?être exact.? Ce juriste donne les précisions suivantes : ?La relégation a été créée par la loi du 27 mai 1885 et a fonctionné en Guyane jusqu?en 1939, et, ensuite, c?est l?île de Ré qui a pris la relève. Elle était automatique pour les multirécidivistes jusqu?à la loi du 3 juillet 1954, mais a subsisté-comme facultative-jusqu?en 1970, où elle a été remplacée par la ?tutelle pénale? jusqu?en 1981. C?est cette relégation qui a inspiré la très belle chanson de Léo Ferré-et Pierre Seghers, Merde à Vauban.?

Le Monde du 10 janvier indiquait que la mesure souhaitée par M. Sarkozy ?s?inspire du système américain qui, à la deuxième récidive, peut conduire un voleur de pizza à la réclusion à perpétuité?. Cette affirmation est vivement contestée par un lecteur d?Oxford (Royaume-Uni), Eric Descheemaeker, qui nous écrit : ?Par votation populaire, l?Etat de Californie a bien adopté en 1994 la proposition 184, généralement dite ?Three Strikes and You?re Out? (?La troisième fois, c?est fini?), incorporée depuis lors-au code pénal californien, mais il est parfaitement faux de dire qu?elle s?applique aux ?voleurs de pizza?. Les crimes et délits qui peuvent valoir à leur auteur trois fois condamné la perpétuité sont le meurtre, l?incendie volontaire de bâtiment habité, l?attaque à main armée, le viol avec violence, l?enlèvement en vue d?une rançon et autres crimes de la même envergure. (…) En aucun cas les Californiens n?ont eu l?intention d?emprisonner à vie des voleurs de poules.?

Ni poules ni pizzas, mais qu?en est-il des clubs de golf ? Dans un autre article de la même page, Patrick Jarreau, correspondant à Washington, citait le cas d?un homme en liberté conditionnelle qui avait été condamné à vingt-cinq ans de prison : la valeur totale des trois cannes qu?il avait tenté de subtiliser dans un magasin de sport dépassait 1 000 dollars, ce qui faisait de son acte un ?crime?… Quatorze Etats sur cinquante ont rendu obligatoire la condamnation à une peine de prison de longue durée à la deuxième récidive d?un ?crime violent?, mais la définition de celui-ci varie d?un Etat à l?autre.

Une critique plus globale sur la manière de présenter le débat sur les multirécidivistes dans le numéro du 10 janvier mérite sans doute qu?on s?y arrête. Elle est formulée par un lecteur de Marseille, Jean Salmona, qui écrit ceci : ?Que Le Monde ait un point de vue totalement négatif et sans nuance sur ce projet, c?est son droit. Le lecteur, lui, n?attend pas de son journal un réquisitoire, mais une information qui lui permette de se faire sa propre opinion.?

M. Salmona détaille ensuite ce qu?il aurait aimé trouver dans le journal : ?Une information brève et sans commentaire sur le projet du gouvernement ; une analyse objective des avantages et des inconvénients de ce projet ; une comparaison internationale avec quelques pays développés (et pas seulement avec les Etats-Unis, et pas seulement sur les inconvénients) ; in fine, et seulement in fine, le point de vue du Monde sur le sujet.?

Ce lecteur impitoyable, qui semble avoir épluché notre charte (Le Style du Monde), précise sa critique dans un long développement, avant de conclure : ?Le journal consacre la totalité de l?espace dévolu au traitement de cette question au plaidoyer (prévisible) des magistrats et aux réserves (prévisibles) du ministère de la justice, ainsi qu?à un éditorial qui conclut sans appel. Au total, le lecteur n?aura rien appris qui lui permette de se faire une opinion sur le sujet. (…) Aucune plaidoirie, aucun réquisitoire, n?a jamais tenu lieu d?information.?

Les critiques de M. Salmona m?ont incité à relire ce qui a été publié. Il me semble que Le Monde du 10 janvier mélangeait un peu trop l?information et le commentaire. Dès le chapeau d?ouverture de la page, censé être aussi neutre que possible, on affirmait que les idées de M. Sarkozy étaient en contradiction avec le code pénal, qu?elles conduiraient à un accroissement de la population carcérale et menaceraient les chances de réinsertion.

LA tendance à mêler les genres n?est pas particulière à la page du 10 janvier, au reste très intéressante. Le module ?commentaire?, prévu dans la maquette du Monde, a quasiment disparu depuis quelque temps au profit d?articles d?information et d?analyse au statut indéterminé. La règle affirmée par le directeur de la rédaction dans le Livre de style ? ?raconter avant de juger, expliquer avant de commenter, démontrer avant ? éventuellement et exceptionnellement ? de condamner?– peut en être victime.

Dans sa lettre, M. Salmona a raison de regretter l?absence de statistiques. Il manquait en effet, le 10 janvier, quelques indications précises sur les délits imputables à des récidivistes. En réalité, une ?fenêtre? sur les chiffres avait bien été préparée, mais pour être supprimée au moment de la mise en page, faute de place. Ce n?était pas forcément un bon choix. On y signalait, entre autres, que près d?un tiers (31,3 %) des 326 053 condamnés pour délits en 2001 avaient déjà été sanctionnés au moins une fois au cours des cinq années précédentes. On y écrivait aussi que plusieurs enquêtes étaient en cours pour mieux mesurer le phénomène, car les chiffres actuels, issus du casier judiciaire, sont jugés insuffisants pour cerner le profil des multirécidivistes.

La controverse sur les peines minimales est loin d?être négligeable : elle détermine toute une conception de la justice. Faut-il, par des sanctions graduelles, mais automatiques, dissuader les récidivistes ? Ou, au contraire, préserver le pouvoir d?appréciation des magistrats en tenant compte de la personnalité de chaque délinquant ? Une page n?était pas de trop pour en débattre. Mais Le Monde devançait un peu la musique en condamnant de manière solennelle ?un projet dangereux?, alors qu?il n?existe, sauf erreur, aucun texte ? ni projet ni avant-projet de loi ? en la matière. On aimerait connaître plus en détail les réflexions du ministre de l?intérieur, après avoir lu en long et en large les réponses de ses contradicteurs."