Monday, 29 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

LE MONDE

"Courrier des électeurs", copyright Le Monde, 28/4/02

"Et vous, les journalistes, qui commentez avec tant d’assurance les erreurs des uns et des autres, n’avez-vous rien à vous reprocher ? La question revient assez souvent dans le flot de courrier que reçoit Le Monde depuis le choc du 21 avril. ?Il serait vain d’espérer l’ébauche de l’esquisse d’une autocritique de la part de tous les journaux, y compris le vôtre, qui nous expliquaient avec aplomb depuis six mois que les deux participants du second tour étaient connus sans l’ombre d’un doute?, écrit le docteur Elie Arié (Paris-12e).

?Comment la presse n’a-t-elle pas su tirer la sonnette d’alarme, pousser un cri d’alerte dans les jours qui précédaient ce dimanche funeste ?, demande pour sa part Emmanuel Jeangirard, de Blois (Loir-et-Cher). Comment des analystes patentés n’ont-ils pas su alerter d’un danger que de modestes citoyens ont vu venir ? Je le dis sans agressivité mais avec beaucoup d’amertume : les journaux n’ont pas été à la hauteur de leur rôle. Sauront-ils en débattre ??

Essayons au moins de réunir les éléments du débat, en nous en tenant au Monde, car il est toujours trompeur de parler des médias en général. Le Monde n’est pas suspecté par exemple, contrairement aux grandes chaînes de télévision, d’avoir accordé trop de place à l’insécurité au cours de cette campagne, même si son approche de la question est devenue plus réaliste : on y aborde désormais ouvertement le climat insupportable qui règne dans des quartiers sinistrés, sans le réduire à un ?sentiment d’insécurité? ou à du ?racisme?

Il est, en revanche, reproché au Monde d’avoir fait… comme tout le monde une analyse erronée de la situation. ?D’après les sondages, que vous avez très généreusement relayés, cette élection était jouée d’avance?, remarque Jean-Jacques Grasset, du Chambon-Feugerolles (Loire). ?Les sondages ont bon dos, ajoute Sabine Dullin, maître de conférences à Paris-I.On sait depuis des années leur manque de fiabilité. On a continué pourtant à citer des pourcentages bien ronds là où seules des fourchettes auraient eu un sens. Et puis, il n’est écrit nulle part que les analyses politiques doivent se fonder uniquement sur des sondages. Ne peut-on attendre d’un journaliste qu’il aille sur le terrain ? Il y a bien un début d’explication, plutôt désagréable, mais dont on ne peut faire l’économie : c’est l’agaçant parisianisme des médias…?

Un lecteur de Strasbourg, Jean Haas, souligne que dans le numéro daté 21-22 avril (week-end du vote) les pages sur l’élection présidentielle étaient introduites par ce gros titre : ?Quatre mois d’une campagne dominée par le duel Chirac-Jospin?. Et il commente : ?Si le duel Chirac-Jospin a dominé quelque chose, ce n’est pas la campagne, mais la couverture de cette campagne. Le traitement médiatique de l’événement a pris le pas sur l’événement lui-même, avec le brillant résultat que l’on sait.? Jean-Michel Baudouin (Genève) va dans le même sens, remarquant que ?les larmes d’Arlette ou la gifle de Bayrou ont été transformés en événements?. Il critique non seulement le quotidien mais Le Monde 2d’avril, dont la couverture présentait ?un mixte sournois des traits de Jospin et de Chirac, suggérant visuellement que c’est un peu du pareil au même, et que de toute façon les jeux étaient faits.?

Les surprises de l’élection de 1995 incitaient cette fois à la prudence. Le Monde n’a pas manqué de rappeler les limites et les incertitudes des sondages d’opinion dans un dossier de huit pages, publié le 18 mars. Cela ne l’a pas empêché d’appuyer ses analyses, tout au long de la campagne, sur ces photographies de l’électorat. Impossible de les ignorer, mais comment les relativiser ?

Soulignons que Le Monde ne commande pas de sondages sur les intentions de vote : il se contente d’analyser les résultats publiés par d’autres médias. Une manière de faire des économies, mais aussi de ne pas attacher trop d’importance aux indications d’un seul institut. Le journal, associé à TF1 et RTL, a demandé, en revanche, à la Sofres des enquêtes thématiques sur les jeunes, les femmes et la participation électorale. Au cours de cette campagne présidentielle, il a également innové en publiant les résultats du premier sondage politique effectué en France par Internet : sur la base d’un échantillon de 5 500 personnes, l’institut Novatris a mesuré le nombre, la dispersion et les motivations des électeurs indécis.

Si Le Monde avait surévalué le phénomène ?black-blanc-beur? lors de la Coupe du monde de football en 1998, puis sous-évalué les incidents du match France-Algérie en octobre 2001, il n’a pas manqué de mettre en évidence cette année, avant d’autres, la menace potentielle de l’extrême droite : ?Comment Jean-Marie Le Pen veut devenir respectable?, titrait-il le 4 février. Cette manchette, parfois mal comprise sur le coup, traduisait bien la nouvelle tactique du leader du Front national, qui soignait son image sans changer d’idéologie.

Peut-on dire pour autant que Le Mondea vu venir le ?séisme? du 21 avril ? Un lecteur de Saint-Georges-sur-Baulche (Yonne), Robert Timon, ?remercie le journal de lui avoir permis de modifier au dernier moment son vote, grâce à un point de vue de Michel Broué et Bernard Murat?. Ceux-ci écrivaient dans le numéro du 19 avril : ?Etes-vous devenus fous ? Le Pen talonne Jospin dans certains sondages.? Ce même jour, en première page, Jérôme Jaffré soulignait ?la montée des extrêmes?, mais en analysant des sondages qui attribuaient à l’extrême droite ?12 à 14 % des suffrages exprimés?.

C’est en lisant Le Monde de la veille (daté du jeudi 18 avril) qu’un lecteur de Grenoble, Jean-Louis Desmazières, a eu ?la chair de poule? et renoncé au ?vote protestataire? qu’il envisageait. ?Ce qui me permet aujourd’hui, écrit-il, de ne pas avoir de regrets – maigre consolation car je vais devoir voter au second tour pour un guignol.? Dans ce numéro, Le Monde comptait un titre inattendu en première page, qui avait alors choqué plus d’un lecteur : ?L’extrême droite au second tour ?? Il ne s’agissait cependant que d’un titre de milieu de page, et non de la manchette, qui était consacrée, elle, pour le deuxième jour consécutif, aux ennuis du patron de Vivendi Universal : ?Canal+ appelle à la révolte contre Jean-Marie Messier?.

Avec le recul, on se dit qu’un titre plus gros et plus affirmatif aurait été vraiment prémonitoire. Mais Le Monde pouvait-il se le permettre ? Cela risquait de lui valoir de vives critiques: on l’aurait accusé de faire le jeu de l’extrême droite, ou de travailler pour le PS, ou de vouloir vendre du papier à n’importe quel prix… Il a donc coupé la poire en deux, ne faisant de cette hypothèse qu’une demi-manchette interrogative. De quoi donner la chair de poule à M. Desmazières et sans doute à d’autres lecteurs, mais pas assez pour faire sonner le tocsin."