Sunday, 28 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

‘C´est un gros classeur bleu, à couverture plastifiée, qui occupe la moitié d´un cartable. Son titre : ‘Editer Le Monde’. Je ne pensais pas vous en parler, chers lecteurs, puisqu´il s´agit d´un document technique, à usage interne. Mais, réflexion faite, vous en êtes les vrais destinataires.

Votre première exigence n´est-elle pas d´avoir entre les mains un quotidien clair, précis, rigoureux et fiable ? Or la qualité d´un journal dépend en grande partie des règles qu´il s´est fixées – et qu´il applique. Règles morales, professionnelles, rédactionnelles, typographiques…

Pendant un demi-siècle, Le Monde s´est appuyé sur une charte non écrite. Aucun texte n´indiquait ce qu´il fallait ou ne fallait pas faire, mais chacun semblait le savoir exactement. Quelques mois après son embauche, un jeune rédacteur connaissait la manière de rédiger une brève ou de titrer un entrefilet ; il avait appris à vérifier une information, modérer son style, ne pas proclamer ses engagements politiques…

Mais les rubriques se sont étoffées, la rédaction a grossi, s´est beaucoup renouvelée, et de nouveaux outils techniques sont venus tout bouleverser. Le miracle quotidien, qui consistait à mettre en page des centaines de textes mal calibrés, montrait ses limites. En dépit de l´informatisation, on continuait à écrire des articles trop longs, qu´il fallait couper au dernier moment, ou qui étaient recalés faute de place.

Au début de 1995, avec la nouvelle formule du Monde, est apparue la nécessité d´un code d´édition. Des principes ont été énoncés, comme la distinction entre information et commentaire, ainsi que des règles strictes pour les traduire dans la maquette. Pour chaque type de texte (article, repère, fenêtre, analyse…) étaient fixés une forme de titre, une longueur, une police de caractère et un mode d´écriture. Le journal y a gagné en cohérence, tout en devenant plus facile à lire et plus agréable d´aspect.

Une autre étape a été franchie en 2002 quand Le Style du ‘Monde’ a été rédigé, imprimé et vendu en kiosque. Ce volume (dont une nouvelle édition est prévue en octobre) codifiait les règles et usages du journal et les mettait à la disposition des lecteurs. Le Monde devenait ainsi plus transparent, lui qui s´ingéniait jadis à cultiver le mystère et à ressembler à un couvent.

Et voici – troisième étape – que vient de sortir une ‘bible éditoriale’, sous forme d´un volumineux classeur. Contrairement au livre de style, elle ne sera pas mise en vente et restera un instrument de travail pour la rédaction. Y sont détaillées toutes les méthodes du journal, dans le cadre du nouveau système informatique.

Ce travail de bénédictin a été coordonné par la responsable de l´édition, Françoise Tovo, assistée de Vincent Truffy, après d´innombrables réunions et consultations. L´expérience d´autres journaux, américains notamment, a été prise en compte, car ils avaient connu avec quelques années d´avance la même révolution technique que Le Monde et la même transformation des métiers de la presse.

Jusqu´à récemment, le texte d´un rédacteur passait par quatre instances successives : son service (International, France, Société, Culture…), le secrétariat de rédaction, la correction et l´atelier de photocomposition. Ce dernier échelon a disparu en tant que tel, tandis que le secrétariat de rédaction s´est fondu dans les différents services. Désormais, un journaliste saisit lui-même son texte à l´ordinateur et l´introduit dans un module adéquat, comme s´il était déjà imprimé. Chaque service compte ses propres secrétaires de rédaction, devenus ‘éditeurs’, qui relisent, vérifient, titrent, illustrent, mettent en page… Mais il faut coordonner tout cela, au niveau central, en veillant à l´application rigoureuse de la charte rédactionnelle et graphique du Monde.

Qui fait quoi ? La ‘bible éditoriale’ répond de manière détaillée à cette question. Certes, les rédacteurs écrivent et les dessinateurs dessinent, comme dirait l´excellent M. de La Palice, mais d´autres ‘impulsent, orientent et dirigent (direction de la rédaction), coordonnent et valident (central), illustrent et visualisent (direction artistique), anticipent et adaptent (rédaction en chef technique), hiérarchisent et relisent (édition), corrigent et révisent (correction), produisent et impriment (production et fabrication)’.

Dit ainsi, cela peut paraître évident, mais prenons par exemple la relecture des textes, qui a toujours été l´une des forces du Monde. Elle se fait de trois manières différentes : par les chefs de service, par les éditeurs et par les correcteurs. Ces derniers interviennent à trois reprises, quand ils en ont le temps : une lecture sur écran, une révision sur papier et enfin un pointage, ou ‘morassage’, sur la page montée. A chacun son travail, au bon moment. Pour éviter la pagaille – car l´informatique permet d´intervenir à tout instant sur la copie –, il faut des règles et des garde-fous.

Même l´orthographe des nombres est précisé dans les moindres détails. ‘On écrit 2 000 euros et non 2.000 euros ou 2000 euros, mais on écrit l´an 2000, et non l´an 2 000 ; on n´écrit pas 1250 millions mais 1,25 milliard ; on écrit 1,25 milliard et pas 1,25 milliards…’

La ‘bible éditoriale’ est un instrument de formation, qui permettra à des journalistes fraîchement engagés au Monde de ne pas se perdre dans ce maquis. Sera-t-elle ouverte en permanence sur le bureau de chaque rédacteur ? On peut en douter. A eux seuls, les ‘points à vérifier -par les éditeurs- avant d´envoyer un texte au central’ sont au nombre de cinquante-six ! S´y ajoutent les vingt-sept ‘points à vérifier avant d´envoyer une page’ et les vingt-sept autres ‘avant d´envoyer une image’.

Moins rebutantes sont les règles qui concernent l´ensemble des journalistes. On y trouve par exemple une réponse indirecte aux lecteurs qui se plaignent de redondances : ‘Chaque page offre deux niveaux de lecture : le premier permet de ‘picorer’ parmi titres, chapeaux, fenêtres, légendes, accroches, graphiques, etc. ; le second correspond à la lecture proprement dite des articles. Afin de satisfaire ces deux lectures, toutes les pages d´actualité offrent des entrées multiples.’

Les lecteurs seront également intéressés de connaître ces recommandations – très inspirées de la presse anglo-américaine – pour bien construire un article : ‘Une vraie attaque d´info (les 5 W : who, what, when, where, why) ; l´information essentielle dès les premiers paragraphes ; des paragraphes courts (au moins toutes les 10 ou 15 lignes) ; des phrases nerveuses (éviter les propositions subordonnées à répétition) ; pas d´abus d´adjectifs et d´adverbes ; des tournures actives plutôt que passives ; pas de jargon, pas de clichés.’

Quant au titre d´un article d´information, il doit être ‘précis et concret’, sans aucun commentaire, ‘être rédigé comme une phrase simple (sujet, verbe, complément)’ et éviter ‘au maximum tournures négatives ou interrogatives’.

Comment nommer les personnes ? C´est loin d´être un point de détail, car cela détermine le ton d´un journal. ‘Dans un titre, écrire ‘Jacques Chirac’ ou ‘M. Chirac’, et bannir ‘Chirac’, nous dit la bible. Chaque jour, pourtant, on lit en première page du Monde ‘Chirac’, ‘Raffarin’, ‘Hollande’… Faut-il considérer la vitrine du journal comme l´exception qui confirme la règle ?’