Wednesday, 01 de May de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

‘Prêtre et psychanalyste, Tony Anatrella n´est pas un adepte de l´eau tiède. Ses opinions, il les défend toujours de manière tranchée, sinon provocante. Le point de vue qu´il a signé dans Le Monde du 2 octobre, pour s´opposer à l´homoparentalité, dénonçait sans détours ‘les faussaires de la filiation’. Cela a choqué une lectrice d´Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Marie-Elisabeth Lanoë, qui me demande d´intervenir pour que les débats soient organisés autrement : ‘Lorsque des propos aussi agressifs sont publiés, ne peut-on prévoir le ‘contrepoison’ dans le même numéro ?’ Autrement dit, un second point de vue, qui défendrait la thèse inverse ?

L´idée peut séduire, mais un tel jeu de balance serait assez artificiel. Ayant reçu un bon texte, Le Monde devrait-il attendre d´en avoir un autre qui dirait le contraire – ou le solliciter – pour en faire bénéficier ses lecteurs ? D´ailleurs, tous les débats ne partagent pas forcément la France en deux camps. Entre le ‘oui’ et le ‘non’ (à l´homoparentalité, à l´euthanasie ou à l´entrée de la Turquie dans l´Union européenne…), il peut y avoir une gamme d´opinions intermédiaires.

Le Monde du 28 septembre nous a valu une volée de bois vert parce que trois tribunes, publiées dans le même numéro, critiquaient sévèrement le gouvernement israélien. L´effet de masse était d´autant plus fort que l´un des textes, écrit par le collectif Une autre voix juive, avait recueilli un millier de signatures.

Certaines réactions ont été particulièrement virulentes. Cécile Kaplan (courriel), qui a lu ce numéro du Monde en avion, affirme ‘avoir eu plaisir à le piétiner’ en sortant de l´appareil. ‘J´espère vivement, ajoute-t-elle, que vos ennuis financiers s´accentueront.’ Beaucoup plus modérée, quoique ‘triste et en colère’, une autre lectrice-internaute, Francine Cicurel, nous a écrit : ‘Que c´était désagréable de découvrir dans mon journal préféré cette page d´attaques en règle sur tous les fronts ! (…) Pourquoi avoir choisi de publier trois articles si hostiles à Israël ? Y a-t-il eu auparavant trois points de vue concomitants contre la Syrie, l´Albanie, l´Iran ou l´Algérie ? Israël est-il si coupable que ça ?’

Le responsable de la page Débats, Michel Kajman, rappelle que la publication d´un point de vue, même en première page, ne signifie pas que Le Monde approuve les thèses de son auteur. On choisit des textes en fonction de leur intérêt, leur nouveauté et la manière dont ils reflètent des tendances ou des mouvements de fond. Il y a quelques années, des voies juives ne se seraient pas exprimées sur le conflit israélo-arabe comme elles l´ont fait dans le numéro du 28 septembre.

Qualifiés par un lecteur de ‘tir groupé’ contre Israël, les trois points de vue n´étaient pas similaires, ajoute Michel Kajman. Il a semblé plus cohérent, ce jour-là, de les associer. S´ils avaient été publiés à quelques jours d´intervalle, n´aurait-on pas accusé le journal de distiller subtilement une thèse ?

L´équilibre des pages Débats ne se mesure pas au jour le jour, mais sur une certaine période. Et pas forcément avec des chiffres : au-delà d´une arithmétique illusoire, comptabilisant les ‘pour’ et les ‘contre’ (pour qui ? et contre quoi ?), c´est la musique de l´ensemble que l´on retient. Les rédacteurs du Monde n´y ont pas leur place. Il ne s´agit pas de défendre des causes – et encore moins de régler des comptes – par le biais de plumes extérieures, mais d´offrir un espace de discussion ouvert, honnête et enrichissant.

Beaucoup de candidats et peu d´élus… Il faut choisir parmi les dizaines de tribunes proposées au Monde chaque jour. Un signataire totalement inconnu peut être en concurrence avec un auteur à la mode ou un ministre. La notoriété est un atout, sans être un facteur déterminant, quoi qu´en pensent certains lecteurs, persuadés que les pages Débats sont inaccessibles.

Le point de vue du sociologue Freddy Raphaël, qui commençait en première page, était intitulé ‘Le ‘négationnisme’ d´Ariel Sharon’. Ce titre a particulièrement scandalisé deux universitaires : Christine Sukic, à qui une tribune devait être accordée, également en ‘une’, dans Le Monde du 2 octobre, et Paul Bernard (3-4 octobre).

Un tel titre se justifiait-il ? Reflétait-il les affirmations de Freddy Raphaël, selon lequel l’entreprise négationniste’ du premier ministre israélien aura consisté à ‘nier l´aventure spécifique du franco-judaïsme et le destin singulier des juifs de ce pays durant la seconde guerre mondiale’? Même si le titre a été proposé par l´auteur, Le Monde a pris la responsabilité de le publier.

Le terme négationnisme a été spécialement conçu pour désigner la volonté de nier l´extermination de millions de juifs durant la seconde guerre mondiale. En le détournant de son sens, on heurte et blesse des personnes à fleur de peau, qui ne sont alors plus en mesure d´écouter des arguments raisonnables, voire des évidences historiques.

Les guillemets entourant le mot négationnisme dans le titre n´y changeaient rien. Au contraire : ils ont aggravé le soupçon porté contre Le Monde. Mme Sukic n´est pas la seule à les avoir interprétés comme une manière de ‘couper court à toute critique’. Ce titre accrocheur a sans doute incité des lecteurs à entrer dans l´article. Mais combien d´autres, sans s´y arrêter, n´auront retenu que le terme négationnisme, assimilé au pire antisémitisme?

Quand il s´agit du Proche-Orient, le moindre mot de travers peut faire très mal et provoquer des réactions exacerbées. On en a la preuve tous les jours dans le courrier. Convaincus que Le Monde est viscéralement anti-israélien ou irrémédiablement manipulé par un lobby sioniste, des lecteurs croient y trouver une confirmation à chaque page. Les tribunes libres sont jugées aussi sévèrement que des reportages ou des analyses, même si elles n´expriment que l´opinion d´une personne extérieure à la rédaction.

Faut-il rappeler que les pages Débats n´ont pas seulement pour rôle d´ordonner et de conforter nos idées, mais de nous en faire découvrir de nouvelles, de bousculer ou de déranger nos certitudes ? Claudine Chevallier, fidèle lectrice de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), n´a pas besoin qu´on le lui démontre. C´est une véritable philosophie de la tribune libre, résolument optimiste, qu´elle propose.

‘Le point de vue, écrit-elle, nous invite sur les hauteurs où il se tient. Cela suppose un minimum de disposition, de disponibilité, pour s´y rendre. Quelques bagages. (…) Ne pas oublier : c´est un point de vue. Il faut donc s´y rendre. Et de là contempler le vaste panorama proposé aux excursionnistes. Déposons nos sacs d´a priori. Embarquons-nous dans le vocabulaire de l´expert. Empruntons son cheminement.’

La hauteur donne le vertige ? Trop de brouillard ? Pas assez d´horizon ? ‘Attendons, commente notre lectrice. Méditons. (…) Ne sentez-vous pas ici l´air plus frais ? L´air pur des mots ? Les points de vue élèvent le regard à la hauteur d´autrui. Notre géographie intérieure s´est dotée d´un nouveau sommet. (…) Nous voici riche d´un point de vue étranger. C´est déjà beaucoup.’’