Wednesday, 08 de May de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1286

Robert Solé

‘Jusqu´à la veille du vote, jusqu´au dernier moment, les textes ont afflué au Monde. Pour le oui, pour le non, pour l´Europe, contre les mensonges, contre les simplifications, contre les amalgames… Et le flot a repris de plus belle dès lundi 30 mai, enrichi de nouvelles considérations sur la construction européenne, la politique intérieure française ou l´attitude des médias.

Impossible, bien sûr, de publier le dixième de ces textes. En mai, la page Débats a été saisie de quelque 200 propositions par semaine de tribunes sur le référendum. Comme elle n´en retenait que 8 ou 10, les déceptions se sont accumulées. Idem pour le courrier des lecteurs, qui ne pouvait se limiter à un seul thème, et recevait d´ailleurs des textes d´une longueur démesurée : de véritables études, en plusieurs chapitres, avec tout ce que les ordinateurs permettent de raffinement typographique. Les auteurs de ces travaux espéraient-ils réellement être publiés? ‘Je vous soumets ces réflexions, elles ne demandent qu´une petite heure de lecture’ , écrivait l´un d´eux.

Toutes les formules ont été utilisées : lettre ouverte (à Jacques Chirac, à Lionel Jospin, au président du Conseil constitutionnel…), ‘lettre adressée à mes enfants’ (Denise Ribadeau- Dumas, Paris), ‘pamphlet référendaire’ en vers (Nicolas Fuertes, courriel), pastiches littéraires… Dans une lettre persane, à la manière de Montesquieu, J.-P. Béranger (Nice) citait ‘le royaume de France, guidé par le grand mufti Chirac, qui est entré en guerre langagière et savante au sujet d´une question susceptible d´infléchir le cours des astres’ , tandis que Claude Villette, de Saint-Mandé (Val-de-Marne), demandait pardon à Queneau de faire parler dans le métro la petite-fille de Zazie : ‘Dis, c´est quoi un monsieur libéral?’ ‘Facile à reconnaître, il a une grosse loupe à la main.’ ‘Une loupe? Comme Cherloque?’ ‘Oui, mais c´est pour chercher de l´argent.’

Depuis le 30 mai, les fantaisies ne sont plus de mise : c´est l´amertume ou la colère qui dominent. Amertume de ceux qui ont voté oui et ne comprennent pas que la France se soit tiré une balle dans le pied ; colère de ceux qui ont voté non et reprochent au Monde de les avoir sous-estimés, méprisés ou insultés.

‘Très vieil abonné du Monde, enseignant, je suis persuadé qu´on étudiera bientôt dans nos écoles de journalisme et même dans nos lycées le bourrage de crâne médiatique que les Français ont dû subir pendant cette campagne référendaire’ , écrit André Curtillat, de Cevins (Savoie). ‘Je suis doctorant et enseignant en économie et j´estime être au moins aussi renseigné que vos éditorialistes qui s´évertuent à me faire comprendre que je suis un crétin irrationnel parce que j´ai voté non, affirme pour sa part Julien Milanesi (courriel). Je suis par ailleurs un européen convaincu, je suis d´origine italienne, ma femme est allemande et nous vivons en Espagne, nos enfants seront avant tout européens. J´ai un peu de mal à me faire traiter par votre journal de réactionnaire nationaliste.’

AU-DELÀ de remarques générales, l´abondant courrier des lecteurs protestataires s´est focalisé, ces deux dernières semaines, sur plusieurs points :

** L´éditorial du 18 mai, dans lequel il était écrit : ‘Il n´y a pas de pente fatale conduisant au non.’ Réaction de Michèle Baubet (courriel) : ‘Pente fatale toi-même ! Mais quels sommets de suffisance ! Quels tombereaux de mépris ! Et si c´était vous, vous qui aviez tort?’

** La manchette du 20 mai : ‘L´Europe contre-attaque pour sauver le oui.’ Réaction de Jean-Pierre Rissoan (courriel) : ‘Ce titre est scandaleux. Parce que le non, évidemment, ce n´est pas l´Europe…’

** La manchette du 25 mai : ‘L´appel des syndicats européens pour le oui.’ Réaction de Martin Pef (courriel) : ‘Que Le Monde bidonne son titre d´ouverture est scandaleux. Le soi-disant appel se réduit à un entretien avec trois dirigeants italiens, auquel s´ajoute l´interview d´un dirigeant syndical allemand qui n´engage d´ailleurs que lui. Nulle part n´est fait référence à l´appel (véritable, celui-ci) de 200 syndicalistes européens en faveur du non.’

** L´affirmation, dans Le Monde du 26 mai, que ‘les électeurs du Front national et des candidats souverainistes représentent plus de 50 % des opposants au traité’ . Réaction de Marie-Louise Tristram (Paris) : ‘D´où sortent les chiffres? Quelles sont vos sources? Vous vous rendez compte de l´énormité que vous avez imprimée ! Dans quel but?’ (Cette grossière erreur, figurant en première page, a été rectifiée le lendemain).

** L´éditorial de Jean-Marie Colombani, dans Le Monde du 27 mai, et notamment, à propos de Laurent Fabius, l´argument selon lequel ‘il était logique et cohérent qu´un jour ou l´autre l´homme qui s´était distingué en assurant que Le Pen posait ‘les bonnes questions’ finisse par donner sur un sujet décisif la même réponse que Le Pen.’ Réaction de Thérèse Fourmer (Paris) : ‘Cette culpabilisation de l´électeur est insoutenable. Ne soyez pas étonnés si vos lecteurs vous laissent tomber. J´hésitais… Cet éditorial m´a convaincue de voter non.’

COMMENT les lecteurs du Monde se sont-ils prononcés le 29 mai? Si l´on en croit un sondage CSA/Marianne, ils se partageaient presque à égalité : 51 % ont dit oui et 49 % non. C´est en pensant à ces derniers que l´on peut faire quelques remarques :

1) Le journal a présenté à ses lecteurs toutes les informations, toutes les explications et toutes les opinions possibles à propos du traité et de l´Union européenne. Certaines choses ont même été dites vingt ou trente fois.

2) Rien n´obligeait Le Monde à être neutre sur une question aussi essentielle que la construction européenne. La tiédeur n´était pas de mise non plus. Ses lecteurs n´auraient apprécié ni un ‘oui, mais’ ni un faux non.

3) Dans ses commentaires, Le Monde a très nettement défendu le traité. Ce qui fait que toute erreur ou maladresse commise – dans certains titres, par exemple – est apparue comme une tentative insidieuse de favoriser le oui. Seul un journal impeccable, insoupçonnable, d´une rigueur exemplaire, peut affirmer clairement ses convictions.

4) Des prises de position tranchées supposent que l´argumentation soit honnête et respectueuse de ceux qui pensent autrement. Aucun lecteur ne devrait se sentir agressé par son journal. Il suffit parfois d´une simple question de ton.

‘J´en ai assez d´être méprisé et infantilisé par des personnes ne connaissant pas mieux que moi les articles du traité et voulant faire preuve de ‘pédagogie’ pour m´éduquer’ , dit un abonné en colère, Vania Wodey (Paris). Le mot ‘pédagogie’ , dont on a tendance à user et abuser, suggère un rapport de maître à élève. Il apparaît à certains lecteurs comme une preuve supplémentaire de la condescendance des ‘élites’ . Rayons-le, s´il le faut, de notre vocabulaire. Le Monde n´a sans doute pas à ‘faire de la pédagogie’ , mais à informer, expliquer, analyser : faire du journalisme, tout simplement.’