Sunday, 28 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

LE MONDE

"La fabrique d’ingénieurs", copyright Le Monde, 17/11/02

"Passe encore que Le Monde ait écorché son nom ? il s’appelle Daniel (et non Denis) Rapenne ?, mais le président de l’association des anciens élèves de l’Ecole nationale supérieure des arts et métiers (Ensam) ne supporte pas ?l’injure et le procès d’intention?. Selon lui, les articles publiés dans le numéro du 6 novembre ?ne correspondent pas à la réalité et portent gravement atteinte à l’honneur et à la réputation? de l’organisme qu’il dirige.

M. Rapenne n’est pas le seul à protester : la directrice générale de l’Ensam, Marie Reynier, nous a également écrit es qualités, ainsi que Rémi Boiton, président de l’Union des élèves. S’y ajoutent plusieurs réactions individuelles, souvent virulentes, accusant le journal de ternir l’image des Arts et Métiers, de caricaturer des pratiques qui font partie de leurs ?valeurs?et ?traditions?.

Rappelons les faits. En première page, Le Monde du 6 novembre écrivait ceci : ?Les 140 étudiants de l’Ecole nationale supérieure des arts et métiers de Cluny (Saône-et-Loire) doivent subir jusqu’au 17 novembre ?l’usinage?, deux mois de bizutage, d’humiliations et de beuveries.? Le journal ajoutait : ?Après la loi contre le bizutage votée en juin 1998 et deux sévères rapports d’inspection, la direction de l’école tente d’encadrer ces pratiques et a exclu pendant dix jours deux responsables du ?comité des traditions?.

Les élèves ingénieurs se sont aussitôt mis en grève, avec l’appui de la puissante Société des anciens, qui compte 27 000 Gadz’arts et menace de ne plus verser la taxe d’apprentissage à l’école si les traditions sont bousculées.?

Outre un reportage à Cluny d’Alexandre Garcia, Le Monde publiait des extraits du journal intime d’un élève de troisième année, Médéric Cartier, datant de 1999, et en faisait d’ailleurs son titre de première page. Le tout était agrémenté d’un dessin de Pessin dans lequel on voyait un étudiant tenu en laisse, avec cette légende : ?Souvent les bourreaux sont d’anciennes victimes. Chez nous, c’est dans les statuts.?

Disons tout de suite que le titre de ?une? n’était pas très heureux. Pourquoi avoir écrit : ??Une secte non avouée? : journal intime d’un bizuté de Gadz’arts?? Que venaient faire les sectes là-dedans ? Cette réflexion approximative, notée il y a trois ans dans un journal intime, ne méritait pas tant d’honneur.

Sur les faits proprements dits, le président des anciens élèves de l’Ensam met en cause plusieurs affirmations du Monde. Prenons-les une à une, en indiquant chaque fois la réponse que fait l’auteur de l’enquête.

1) ?L’association des anciens élèves en tant que telle n’a jamais appuyé la grève des élèves ingénieurs, précise M. Rapenne. Elle a au contraire essayé de les dissuader.? Réponse d’Alexandre Garcia : l’association s’est montrée clairement solidaire des élèves, qui étaient soutenus localement par plusieurs de ses représentants.

2) ?La Société des anciens n’a jamais menacé de ne plus verser la taxe d’apprentissage à l’école pour l’excellente raison qu’elle ne collecte pas cette taxe. (…) L’association recommande fortement à ses adhérents de faire verser la taxe d’apprentissage de leur entreprise au profit de l’Ensam.? Réponse : plusieurs membres de l’association ont menacé par écrit le directeur de l’établissement de Cluny de faire en sorte que leur entreprise ne verse plus la taxe s’il s’obstinait à vouloir modifier les ?traditions?.

3) ?La Société des anciens ne soutient absolument pas les pratiques de bizutage. Bien au contraire (…). ? Réponse : on joue ici sur les mots, la Société des anciens étant très attachée à la période controversée de ?transmission des traditions?.

4) ?Il est totalement faux de prétendre que les élèves qui refusent la période de transmission des traditions ne peuvent adhérer à l’association ou qu’ils sont signalés dans l’annuaire par l’écriture de leur nom en italique.? Réponse : M. Rapenne a raison. Dans le passé cependant, les élèves ayant refusé de se soumettre à ?l’usinage? ne pouvaient pas adhérer à l’association des anciens et, aujourd’hui encore, ils restent exclus de l’association des élèves pendant leur scolarité.

Fallait-il accorder autant d’importance à un journal intime ? ? Un seul exemple ne prouve rien, écrit Denis Igert (Paris), ancien président des élèves ingénieurs et fondateur du groupe ?Ethique et traditions? aux Arts et Métiers. Le témoignage d’une victime du carnaval de Rio vous suffirait-elle à conclure que tous les autres participants sont manipulés, privés de leur libre arbitre et emportés dans un délire insupportable qu’il faudrait combattre ? Et que faire des milliers d’anciens qui gardent de leur passage à l’école le souvenir d’expériences si positives qu’ils se retrouvent, souvent jusqu’au dernier souffle, comme en famille ? Tous manipulés ??

Jack Roger, de Romagnat (Puy-de-Dôme), rappelle qu’il existe huit Ensam en France. Seule, dit-il, celle de Cluny a connu des incidents cette année : ?Entré à l’école de Châlons en 1952, j’ai participé à la période de transmission des traditions de l’époque, qui durait non pas deux mois mais quatre et dont la sévérité était sans aucun doute plus grande que ce que Médéric Cartier a pu connaître. (…) Depuis plusieurs années, la Société des anciens élèves fait des efforts pour faire évoluer nos traditions, qui façonnent la solidarité des Gadz’arts. Nous sommes l’école dont les sociétaires connaissent le taux de chômage le plus bas.?

Un autre ancien élève ajoute : ?Chaque année, les médias se penchent sur la période des traditions aux Arts et Métiers, parce que deux ou trois élèves sur mille ne la supportent pas. Pourquoi ne s’intéresse-t-on pas à l’intégration en médecine, par exemple, où il y a beaucoup plus de mécontents et surtout beaucoup plus d’abus ? Aux Arts, on ne trouve ni d’agressions physiques ni de contraintes dégradantes. Si une pression est exercée, c’est pour soumettre les futurs ingénieurs aux imprévus, et les former à affronter le stress.?

En somme, il ne s’agirait pas de bizutage, mais de formation. Le Monde du 6 novembre a donné suffisamment d’éléments pour permettre à chacun de se faire une opinion sur ce point. Le journal était dans son rôle en allant enquêter sur un sujet qui agite la petite ville de Cluny (5 000 habitants). Cette agitation repose la question de pratiques d’un autre âge, qu’il est permis de juger stupides, sinon nocives.

Mais Le Monde aurait pu saisir l’occasion pour analyser les ?traditions? des Arts et Métiers. Ne sont-elles pas liées à l’origine militaire de cette école ? Dans quelle mesure tiennent-elles à l’histoire et au recrutement d’une institution qui aura formé successivement des ouvriers spécialisés, des techniciens et des ingénieurs ?

Ecoutons pour finir ce témoignage de René Cottin, lecteur d’Idron (Pyrénées-Atlantiques). ?J’entrai, écrit-il, à l’Ecole des arts et métiers de Cluny en octobre 1949. Ma jeune promotion supporta tout d’abord les brimades avec résignation, jusqu’au jour où l’un de nous, excédé par la bêtise d’un ancien qui le traitait avec un sadisme flagrant, ne put se maîtriser et l’étendit d’un magistral coup de poing. Stupeur générale. La nuit suivante, le rebelle fut tiré brutalement de son lit par la ?bande noire?, bande punitive constituée d’une dizaine d’anciens, portant cagoule pour accroître l’effet d’intimidation et garantir l’anonymat. Traîné de force hors du dortoir, succombant sous le nombre, l’insurgé fut partiellement tondu et ses parties génitales badigeonnées de poix.?

René Cottin et quelques camarades créent alors ?une escouade anti-bizutage?. La nuit, ils montent la garde. Dans la journée, ils refusent de se soumettre.?Deux ans plus tard, lorsque notre promotion se trouva en position d’exercer ses privilèges sur les nouveaux arrivants, notre brigade intervint pour défendre les éléments récalcitrants et les aider à se rebeller. Une partie des jeunes en profita pour s’émanciper et envoyer les traditions au diable.?

Aux bizuts d’aujourd’hui, René Cottin adresse ce message iconoclaste, auquel le médiateur du Monden’est pas habilité à s’associer : ?C’est leur résistance qui contribuera à revaloriser l’image de l’école. Ils comprendront ensuite, au cours de leur carrière d’ingénieur, que leur réussite dépendra peu de traditions scolaires vermoulues, mais surtout de leur compétence technique et de leurs propres qualités humaines.?"